"On invoque souvent les valeurs, comme une sorte de talisman. Mais on est moins prolixe sur le contenu de ces valeurs"
Mesdames et Messieurs, Frères et Sœurs,
1. Seigneur, nous as-tu abandonnés ?
«
Serais-tu pour moi un mirage, comme une eau incertaine ? »En ce moment
terrible que nous vivons, comment ne ferions-nous pas nôtre ce cri vers
Dieu du prophète Jérémie au milieu des attaques dont il était l’objet ?
Comment ne pas nous tourner vers Dieu et comment ne pas Lui demander des
comptes ? Ce n’est pas manquer à la foi que de crier vers Dieu. C’est,
au contraire, continuer de lui parler et de l’invoquer au moment même où
les événements semblent remettre en cause sa puissance et son amour.
C’est continuer d’affirmer notre foi en Lui, notre confiance dans le
visage d’amour et de miséricorde qu’il a manifesté en son Fils
Jésus-Christ.
Ceux
qui se drapent dans les atours de la religion pour masquer leur projet
mortifère, ceux qui veulent nous annoncer un Dieu de la mort, un moloch
qui se réjouirait de la mort de l’homme et qui promettrait le paradis à
ceux qui tuent en l’invoquant, ceux-là ne peuvent pas espérer que
l’humanité cède à leur mirage. L’espérance inscrite par Dieu au cœur de
l’homme a un nom, elle se nomme la vie. L’espérance a un visage, le
visage du Christ livrant sa vie en sacrifice pour que les hommes aient
la vie en abondance. L’espérance a un projet, le projet de rassembler
l’humanité en un seul peuple, non par l’extermination mais par la
conviction et l’appel à la liberté. C’est cette espérance au cœur de
l’épreuve qui barre à jamais pour nous le chemin du désespoir, de la
vengeance et de la mort.
C’est
cette espérance qui animait le ministère du P. Jacques Hamel quand il
célébrait l’Eucharistie au cours de laquelle il a été sauvagement
exécuté. C’est cette espérance qui soutient les chrétiens d’Orient quand
ils doivent fuir devant la persécution et qu’ils choisissent de tout
quitter plutôt que de renoncer à leur foi. C’est cette espérance qui
habite le cœur des centaines de milliers de jeunes rassemblés autour du
Pape François à Cracovie. C’est cette espérance qui nous permet de ne
pas succomber à la haine quand nous sommes pris dans la tourmente.
Cette
conviction que l’existence humaine n’est pas un simple aléa de
l’évolution voué à la destruction inéluctable et à la mort habite le
cœur des hommes quelles que soient leurs croyances et leurs religions.
C’est cette conviction qui a été blessée sauvagement à Saint-Étienne du
Rouvray et c’est grâce à cette conviction que nous pouvons résister à la
tentation du nihilisme et au goût de la mort. C’est grâce à cette
conviction que nous refusons d’entrer dans le délire du complotisme et
de laisser gangréner notre société par le virus du soupçon.
On
ne construit pas l’union de l’humanité en chassant les
boucs-émissaires. On ne contribue pas à la cohésion de la société et à
la vitalité du lien social en développant un univers virtuel de
polémiques et de violences verbales. Insensiblement, mais réellement
cette violence virtuelle finit toujours par devenir une haine réelle et
par promouvoir la destruction comme moyen de progrès. Le combat des mots
finit trop souvent par la banalisation de l’agression comme mode de
relation. Une société de confiance ne peut progresser que par le
dialogue dans lequel les divergences s’écoutent et se respectent.
2. La peur de tout perdre
La
crise que traverse actuellement notre société nous confronte
inexorablement à une évaluation renouvelée de ce que nous considérons
comme les biens les plus précieux pour nous. On invoque souvent les
valeurs, comme une sorte de talisman pour lequel nous devrions résister
coûte que coûte. Mais on est moins prolixe sur le contenu de ces
valeurs, et c’est bien dommage. Pour une bonne part, la défiance à
l’égard de notre société, – et sa dégradation en haine et en violence –
s’alimente du soupçon selon lequel les valeurs dont nous nous réclamons
sont très discutables et peuvent être discutées. Pour reprendre les
termes de l’évangile que nous venons d’entendre : quel trésor est caché
dans le champ de notre histoire humaine, quelle perle de grande valeur
nous a été léguée ? Pour quelles valeurs sommes-nous prêts à vendre tout
ce que nous possédons pour les acquérir ou les garder ? Peut-être,
finalement, nos agresseurs nous rendent-ils attentifs à identifier
l’objet de notre résistance ?
Quand
une société est démunie d’un projet collectif, à la fois digne de
mobiliser les énergies communes et capable de motiver des renoncements
particuliers pour servir une cause et arracher chacun à ses intérêts
propres, elle se réduit à un consortium d’intérêts dans lequel chaque
faction vient faire prévaloir ses appétits et ses ambitions. Alors,
malheur à ceux qui sont sans pouvoir, sans coterie, sans moyens de
pression ! Faute de moyens de nuire, ils n’ont rien à gagner car ils ne
peuvent jamais faire entendre leur misère. L’avidité et la peur se
joignent pour défendre et accroître les privilèges et les sécurités, à
quelque prix que ce soit.
Est-il
bien nécessaire aujourd’hui d’évoquer la liste de nos peurs collectives
? Si nous ne pouvons pas nous en affranchir, en nommer quelques-unes
nous donne du moins quelque lucidité sur le temps que nous vivons.
Jamais sans doute au cours de l’histoire de l’humanité, nous n’avons
connu globalement plus de prospérité, plus de commodités de vie, plus de
sécurité, qu’aujourd’hui en France. Les plus anciens n’ont pas besoin
de remonter loin en arrière pour évoquer le souvenir des misères de la
vie, une génération suffit. Tant de biens produits et partagés, même si
le partage n’est pas équitable, tant de facilités à vivre ne nous
empêchent pas d’être rongés par l’angoisse. Est-ce parce que nous avons
beaucoup à perdre que nous avons tant de peurs ?
L’atome,
la couche d’ozone, le réchauffement climatique, les aliments pollués,
le cancer, le sida, l’incertitude sur les retraites à venir,
l’accompagnement de nos anciens dans leurs dernières années, l’économie
soumise aux jeux financiers, le risque du chômage, l’instabilité des
familles, l’angoisse du bébé non-conforme, ou l’angoisse de l’enfant à
naître tout court, l’anxiété de ne pas réussir à intégrer notre
jeunesse, l’extension de l’usage des drogues, la montée de la violence
sociale qui détruit, brûle, saccage et violente, les meurtriers aveugles
de la conduite automobile... Je m’arrête car vous pouvez très bien
compléter cet inventaire en y ajoutant vos peurs particulières. Comment
des hommes et des femmes normalement constitués pourraient-ils résister
sans faiblir à ce matraquage ? Matraquage de la réalité dont les faits
divers nous donnent chaque jour notre dose. Matraquage médiatique qui
relaie la réalité par de véritables campagnes à côté desquelles les
peurs de l’enfer des prédicateurs des siècles passés font figure de
contes pour enfants très anodins.
Comment
s’étonner que notre temps ait vu se développer le syndrome de l’abri ?
L’abri antiatomique pour les plus fortunés, abri de sa haie de thuyas
pour le moins riche, abri de ses verrous, de ses assurances, appel à la
sécurité publique à tout prix, chasse aux responsables des moindres
dysfonctionnements, bref nous mettons en place tous les moyens de
fermeture. Nous sommes persuadés que là où les villes fortifiées et les
châteaux-forts ont échoué, nous réussirons. Nous empêcherons la
convoitise et les vols, nous empêcherons les pauvres de prendre nos
biens, nous empêcherons les peuples de la terre de venir chez nous.
Protection des murs, protection des frontières, protection du silence.
Surtout ne pas énerver les autres, ne pas déclencher de conflits, de
l’agressivité, voire des violences, par des propos inconsidérés ou
simplement l’expression d’une opinion qui ne suit pas l’image que l’on
veut nous donner de la pensée unique.
Silence
des parents devant leurs enfants et panne de la transmission des
valeurs communes. Silence des élites devant les déviances des mœurs et
légalisation des déviances. Silence des votes par l’abstention. Silence
au travail, silence à la maison, silence dans la cité ! A quoi bon
parler ? Les peurs multiples construisent la peur collective, et la peur
enferme. Elle pousse à se cacher et à cacher.
C’est
sur cette inquiétude latente que l’horreur des attentats aveugles vient
ajouter ses menaces. Où trouverons-nous la force de faire face aux
périls si nous ne pouvons pas nous appuyer sur l’espérance ? Et, pour
nous qui croyons au Dieu de Jésus-Christ, l’espérance c’est la confiance
en la parole de Dieu telle que le prophète l’a reçue et transmise : «
Ils te combattront, mais ils ne pourront rien contre toi, car je suis
avec toi pour te sauver et te délivrer. Je te délivrerai de la main des
méchants, je t’affranchirai de la poigne des puissants.
« Mon rempart, c’est Dieu, le Dieu de mon amour. »
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