La
miséricorde chrétienne dans l’archipel[1]
carcéral.
Un moine
bénédictin partageait son étonnement avec moi quant au choix par le pape
François d’une « année de la miséricorde », et il ajoutait que,
jadis, on ne parlait pas de la miséricorde mais des miséricordes de Dieu. Le
mot est, sans nul doute, tombé en désuétude, ainsi que beaucoup d’autres, non
seulement dans le langage courant mais aussi dans le langage religieux
chrétien. C’est donc une belle provocation à nous réapproprier des mots et
leurs réalités en commençant par les miséricordes.
Partir de
Dieu et atterrir en prison.
Que Dieu
soit la source, l’origine et le principe de la miséricorde personne ne le
contestera. Le problème se pose dès que l’on s’interroge sur notre capacité
humaine en œuvrer dans la fidélité à ce que Dieu non seulement désire mais
aussi ce qu’il est vis-à-vis de tout homme : « Soyez miséricordieux
comme votre Père est miséricordieux (Luc 6,36) ». Nous connaissons
cet enseignement et habituellement, il ne nous pose que peu de problèmes de
conscience. C’est lorsque nous sommes confrontés au crime, à la déviance ou
simplement à ce que l’on appelle « la petite délinquance » que notre
identité chrétienne, nos convictions sont mises à l’épreuve- a fortiori si je
suis victime ou qu’un proche souffre ou a perdu la vie. Notre réaction
spontanée est de souhaiter l’arrestation et la mise en détention des coupables
(ou présumés tels). Comment se fait-il que la police l’ait arrêté et qu’il soit
libéré aussitôt ? Souvent nous entendons cette phrase lors des micros
trottoirs dont raffolent nos médias. La plupart des citoyens méconnaissent non
seulement les lois de notre Etat de droit, mais aussi les conditions de
détention dans nos maisons d’arrêt à Bruxelles. Prenons l’exemple de la prison
de Forest[2].
Il y avait 405 places, on y a enfermé jusqu’à 700 hommes dont certains
partageaient à trois, neuf mètres carrés- le dernier arrivé dormant à même le
sol. Dans deux ailes de la prison il n’y avait ni évier ni cabinet de toilette
dans la cellule, seulement un seau qu’il fallait vider chaque matin. Ces
prévenus, bénéficiant de la présomption d’innocence, pouvaient prendre deux
douches par semaine et sortaient une heure par jour au préau, sauf la minorité
des travailleurs qui connaissent d’autres conditions de détention. Chaque année
près de 4000 prévenus séjournaient à Forest, en moyenne trois mois, dans ces
conditions. L’aumônerie catholique s’occupe des 20 % de détenus de son
obédience et est également amenée à rencontrer tout détenu qui accepte une
visite quelles que soient ses convictions. La mission dépasse donc les clivages
religieux ou philosophiques.
Une
charte des aumôniers de prison.
Le tableau
brossé plus haut est sommaire. Il suffit cependant à s’imaginer que l’on ne
s’engage pas dans cette pastorale en dilettante. Six obédiences sont reconnues
et subsidiées par l’Etat : les chrétiens orthodoxes, protestants et
catholiques, les musulmans, les juifs et la laïcité. La direction générale des
établissements pénitentiaires prévoit deux rencontres annuelles
inter-obédiences avec la direction de chaque prison.
La charte
des aumôniers catholiques néerlandophones dit avec beaucoup de justesse :
« La pastorale carcérale se situe en marge de la société mais au cœur du
christianisme, dans le paysage biblique du sens et de la recherche de sens, de
la guérison et de la délivrance. Elle aide le détenu à se reconstruire et à
reprendre le fil de sa vie. »
Diverses
dimensions, non limitatives, sont constitutives de la mission de l’aumônier,
elles illustrent les miséricordes de Dieu.
Être
présent : aller vers les détenus, se libérer de tous les jugements et préjugés
qui ont cours dans la société, être prêt à dire : « je ne sais
pas ». Être humble. L’aumônier doit être présent, abordable, parole et
signe. Il ne rougit pas de nommer le détenu « frère ».
L’attention
créative : un aumônier ne doit pas d’abord enregistrer et analyser le
récit, mais bien accueillir l’être humain qui se cache derrière le récit.
Lorsque les occasions et les moyens le permettent, cette attention pastorale
s’adressera également aux proches des détenus. Eux aussi sont souvent
désemparés et perdus, en quête de sens et de compréhension, plongés dans la
souffrance et la désillusion.
Un havre
sûr : un aumônier sait qu’il foule une terre sainte lorsque quelqu’un
l’entraîne vers les profondeurs de son cœur et de son âme, de ses faits et
gestes. Un refuge dans un double sens, celui de l’asile où l’on se sent en
sécurité, qui s’inscrit dans la tradition séculaire de l’Eglise et celui de
l’oasis où l’être humain peut boire à la source de la Vie, dans la prière et le
silence, où la quête de sens trouve un soulagement. L’aumônier ne pourra jamais
se départir de cette attitude du respect du secret[3].
Le travail
de réintégration : Un aumônier est plus qu’un embarcadère ou une caisse de
résonance. Dans une perspective de réparation, l’aumônier est appelé à chercher
avec le détenu le pourquoi profond de ce qui s’est passé et la meilleure voie
de guérison et de réparation. Il ne peut faire l’impasse sur les questions
concernant le sens et le non-sens, le préjudice et la honte, la faute et la
grâce, la place de Dieu dans sa vie et les commandements. C’est à l’aumônier à
percer à jour, avec miséricorde mais aussi sans détour, les échappatoires et la
superficialité et à proposer franchement des gestes de repentir et de
conversion. Il ramènera constamment le détenu sous le regard de Dieu, qui
pardonne et qui guérit.
Un être de
foi et d’espérance : Dieu a semé des graines de bonté en chaque homme,
l’aumônier se fera un devoir de les faire germer, de les faire croître et de
leur faire porter du fruit.
Puiser à la
source : Un aumônier ne doit pas sa plus-value et son dévouement, sa
passion et sa ferveur en premier lieu à ses compétences, mais, à l’image du
Christ, à son attachement au Père. Il souhaite faire boire le détenu à cette
même source et l’y invitera tout en respectant son propre cheminement. Il
laissera une place privilégiée, lors de ses entretiens, à la Parole de Dieu, à
la prière, à la lumière et au soutien pour l’être si peu sûr de lui, à la
consolation et au courage pour l’homme blessé et dévoyé, avec beaucoup de
modestie, dans la foi en l’amour de Dieu pour chaque être humain. L’adoption
d’une position critique et prophétique veillera à ce que l’humanité l’emporte
toujours sur la sécurité.
Et les
victimes, vous y pensez ?
Il nous est
parfois reproché de nous occuper exclusivement des détenus, comme si nous
ignorions la souffrance des victimes. Or, il n’en n’est rien. Les extraits de
la charte montrent le contraire.
Par ailleurs,
elles sont rarement absentes du récit du détenu, elles font partie de son
histoire. Il me semble que l’aumônier de prison doit ressentir une double
sympathie, pour la victime et le coupable, ils font partie de la même humanité.
Dans le récit de la Genèse Dieu protège Caïn (Genèse 4,9-16) tout en lui
reprochant le meurtre de son frère Abel.
La croix,
qui est présente dans la chapelle, montre Jésus le Crucifié, victime offerte
pour nos péchés. Cette contemplation est plus éloquente que tous les discours.
Marie occupe
une place essentielle. Il est édifiant de voir les détenus chanter, à la fin de
la messe tournés vers Marie. Certains touchant ses pieds. Elle aussi représente
les victimes, ce qu’elle fut, dans la souffrance de voir son fils torturé et
mis en croix.
Les larmes
de conversion qui coulent sur les joues de certains détenus, lors de
l’eucharistie ou du sacrement de la réconciliation et de la pénitence ne
mentent pas. Ils ne pleurent pas que sur eux-mêmes.
Pour le dire
en peu de mots, les équipes d’aumônerie en prison, participent à un processus
reconstructif, tant du détenu que des victimes. Il y a là une double démarche
théologique de rédemption et de résurrection.
La
miséricorde dans la loi.
La loi dite
« de principes » du 12 janvier 2005, votée au parlement mais entrée
partiellement en vigueur, vise à limiter « les effets préjudiciables de la
détention » et élabore un statut juridique du détenu en tant que sujet de
droit. La loi contient elle aussi une forme de miséricorde, les articles 75 à
79 définissent le rôle et les droits des obédiences, parmi ces articles il est
fait obligation aux aumôniers et conseillers de visiter en priorité les détenus
au cachot, à l’isolement ou au secret.
« Les hommes sont comme les
mots, leur histoire en dit plus long que leur définition. » Charles-Maurice
de Talleyrand
Abbé Thierry
Vander Poelen
Pour
poursuivre la réflexion sur le monde carcéral.
Philippe
Mary, La politique pénitentiaire, Courrier hebdomadaire du CRISP n°2137,
Bruxelles, 2012.
Michel
Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Gallimard, s.l., 1975.
Les ouvrages
récents du criminologue Dan Kaminski présentent un grand intérêt.
[1] Le
terme d’archipel est emprunté à Michel Foucault, cf.infra, et à Alexandre Soljénitsyne.
[2] La
prison de Forest a été une maison d’arrêt où se trouvaient des détenus en
préventive (en attente de leur procès ou de leur libération si aucune charge
n’était retenue contre eux) et une annexe psychiatrique, elle est transformée progressivement
en maison de peine (fin octobre 2016) où seuls se trouveront des condamnés dont
les conditions de détention seront très différentes de celles décrites plus
haut.
[3]
Les aumôniers et conseillers sont tenus au secret professionnel aux termes de
l’article 458 du code pénal. Trois dérogations sont prévues à l’article 458
bis. Il est généralement admis, dans l’aumônerie catholique, que ce colloque
singulier revêt un caractère de secret absolu comparable au secret du sacrement
de la réconciliation.
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